Le Chien d’Or
par Caron, Jean-François
Dans un petit passage éponyme de la ville de Québec, un énigmatique bas-relief orne le fronton de l'édifice Louis-S.-St-Laurent, l'ancien Hôtel des Postes situé en haut de la côte de la Montagne. Cette sculpture d'un chien doré rongeant son os est accompagnée des vers suivants : « Je suis un chien qui ronge lo / En le rongeant je prend mon repos / Un tems viendra qui nest pas venu / Que je morderay qui maura mordu ». Ce quatrain singulier est à l'origine de plusieurs légendes dans lesquelles le thème de la vengeance arrive toujours au premier plan. Les siècles passant, ce Chien d'Or a continué d'intriguer. Il a suscité bien des représentations, des interprétations et des appropriations successives. Lentement, il a creusé sa niche de multiples façons dans le patrimoine culturel du Québec.
Article available in English : The Golden Dog
Un détail architectural qui intrigue et inspire
Depuis 1688, le bas-relief du chien d'or est toujours demeuré au même endroit. À chaque fois que l'édifice où il se trouve a été modifié, on a toujours pris soin de le garder bien en vue des passants, à cet emplacement prestigieux de la haute-ville de Québec. Il a suscité curiosité et intérêt et sa renommée a débordé les frontières du pays. C'est ainsi qu'il a acquis une grande notoriété et une valeur patrimoniale exceptionnelle. Bien que son créateur soit inconnu, cette sculpture d'un chien d'or a une valeur intrinsèque car l'œuvre est trois fois centenaire, façonnée dans une pierre calcaire de Pointe-aux-Trembles et vraisemblablement dorée à la feuille d'or. Elle a traversé le temps depuis 1688 jusqu'à aujourd'hui et elle a été le témoin de tous les événements qui ont marqué l'histoire de ce secteur de la ville.
Les faits entourant le Chien d'Or
En 1688, le chirurgien Timothée Roussel fait construire une maison sur un lot de terrains de la rue de Buade qu'il a acquis au cours de la décennie précédente. Il fait alors placer, directement au dessus de la porte d'entrée, le bas-relief qui deviendra célèbre. Peu de gens semblent alors avoir connu les motifs de Roussel puisque trois générations plus tard, personne ne peut expliquer à l'officier britannique John Knox, qui mène son enquête sur le sujet, la signification de cette pierre.
En 1734, plusieurs années après le décès de Roussel, ses héritiers vendent le terrain et la maison au marchand Nicolas Jacquin dit Philibert. Celui-ci y ajoute alors un corps de logis en prenant soin de conserver bien à sa place la pierre du chien qui ronge son os. Il y ajoute cependant une pierre millésimée de 1736 pour marquer l'année de l'agrandissement.
Philibert mène ses affaires sans histoire lorsque le 20 janvier 1748, Pierre-Jean-Baptiste-François-Xavier Legardeur de Repentigny, officier des troupes de la Marine, se présente chez lui avec un billet de logement. À cette époque, en l'absence de caserne, les citoyens sont contraints d'héberger les soldats en garnison à Québec. Ce jour-là, Philibert n'est pas disposé à accueillir de Repentigny et la discussion qui s'engage dégénère en dispute. Le marchand menace l'officier en levant un bâton qu'il a en main et ce dernier riposte d'un coup d'épée. Philibert est mortellement blessé. Il rend l'âme le lendemain en ayant pardonné à son agresseur. Quant à l'assassin, il fuit au fort Saint-Frédéric (aujourd'hui Crown Point, dans l'état de New York). Deux mois plus tard, il sera condamné, par contumace, à payer 8 000 livres à la veuve et à avoir la tête tranchée. En avril 1749 cependant, de Repentigny obtient des lettres de grâce qui sont signées à Versailles par le roi Louis XV. Il mourra le 26 mai 1776 à Pondichéry, en Inde.
La naissance d'une légende canadienne
Le drame de la mort de Philibert aurait pu demeurer un fait divers, n'eut été de la plume inventive de William Kirby. Ce tanneur, écrivain, journaliste, enseignant et fonctionnaire débarque à Québec en juillet 1839. Il voit alors le bas-relief du chien d'or pour la première fois. Évidemment, personne ne peut lui expliquer sa signification. Lors d'un second voyage qu'il effectue en 1865, il prend connaissance de l'ouvrage Maple Leaves, publié par James McPherson Lemoine, de Québec, deux ans auparavant. Il s'agit d'un recueil de textes variés dont l'un traite du chien d'or. Il en discute alors avec son ami Benjamin Sulte, archiviste et historien bien connu. Kirby lui demande d'écrire l'histoire du chien d'or, à défaut de quoi il le ferait lui-même. Sulte le prend au mot et durant les années qui suivent, Kirby se documente sur l'histoire de la Nouvelle-France, puis il écrit le roman à succès The Golden Dog, dont l'intrigue repose sur un amalgame de trois textes de Lemoine : le chien d'or, bien sûr, mais également le Château Bigot, (en réalité la résidence secondaire que l'intendant Bégon se fait construire à Charlesbourg en 1718), et la Corriveau, sorcière légendaire du folklore québécois.
Le récit imaginé par William Kirby fait intervenir une foule de personnages historiques ayant vécu ou étant passés à Québec, sur une trame historique truffée d'anachronismes. L'auteur fait se chevaucher deux intrigues. D'une part, Angélique de Méloizes, madame de Péan, aime le sieur Le Gardeur de Repentigny, mais elle veut épouser l'intendant Bigot pour sa gloire personnelle. De son côté, Bigot entretient secrètement à sa résidence de Beaumanoir une maîtresse, Caroline de Saint-Castin, fille d'un chef abénaquis, le baron Saint-Castin. Angélique de Méloizes l'apprend et, jalouse, se met en rapport avec la Corriveau qui va aller à Beaumanoir pour empoisonner sa rivale. D'autre part, le colonel Pierre Philibert, fils du riche marchand Nicolas Jacquin dit Philibert, est amoureux de la sœur du sieur de Repentigny. Bigot est en compétition avec le bourgeois Philibert qui nuit à ses tentatives de détourner l'argent de la colonie vers la Grande Compagnie dont il est le principal actionnaire. De plus, Bigot est en colère parce que Philibert a placé le bas-relief du chien d'or sur la façade de sa maison pour le provoquer directement. Il veut donc l'éliminer. À cette fin, ses acolytes enivrent Le Gardeur de Repentigny qui, revenant chez lui, rencontre Nicolas Philibert, lui fait querelle et le tue. L'incident rend impossible le mariage du fils Philibert et de la sœur de Repentigny. Celle-ci en mourra de chagrin au couvent des Ursulines.
La première édition du roman The Golden Dog est publiée en 1877 à New York. Le succès est immédiat. Il faut attendre 1884 pour que paraisse une traduction française de Pamphile Lemay, d'abord publiée en feuilleton dans le journal L'Étendard en 1884-1885, puis sous forme de livre en 1885. Si une quantité impressionnante d'éditions suivront, tant en français qu'en anglais, Kirby ne deviendra pourtant jamais riche grâce à ce roman, l'éditeur ayant omis de faire enregistrer les droits d'auteur...
Encore aujourd'hui, bien des gens croient que le récit de Kirby est une histoire vraie. Toutefois, il ne s'agit que d'une version parmi d'autres. Plusieurs individus ont formulé différentes interprétations quant à la présence et à la signification de ce chien d'or, depuis John Knox en 1769, dans son récit du siège de Québec, jusqu'aux Britanniques Walter Besant et James Rice en 1879, en passant par le révérend George Bourne en 1829 et Auguste Soulard dans le journal Le Canadien en 1839, pour ne nommer que ceux-là (voir un résumé de ces interprétations). Un opéra a même été écrit sur le sujet et interprété à la Princeton University en 1929. Une version du chien d'or de Kirby a aussi été publiée sous forme de bande dessinée dans l'Action Catholique de Québec en 1960-1961, sous la plume de Paul Turcotte. Plus près de nous, en 2003, Daniel Mativat a publié un roman-jeunesse traitant du même sujet.
La réalité historique
Quel lien peut-il exister entre le bas-relief mis en place par Timothée Roussel et les diverses légendes qui s'y rattachent? En apparence, bien peu de choses, d'après les recherches effectuées par la sociologue Germaine Normand à la fin des années 1990.
Dans les années 1670 et 1680, l'ancêtre de Germaine Normand, Jean Normand, possède une propriété à la Canardière, sur le chemin qui mène à Beauport. Un de ses voisins est nul autre que Timothée Roussel. À plusieurs reprises, les deux hommes ont maille à partir au sujet d'un droit de passage. En 1682, notamment, le seigneur de l'endroit ordonne à Normand de laisser passer librement Roussel sur sa terre. Une querelle s'en suit car Normand refuse d'obtempérer. Roussel va en appel. La cause est entendue l'année suivante alors qu'un enquêteur est nommé dans l'affaire. Rien n'y fait. Normand et Roussel en viennent aux coups. Ils sont finalement convoqués devant le Conseil souverain le 1er avril 1686. Le jugement rendu précise que Normand devra payer à Roussel 60 livres pour l'avoir blessé, en plus de devoir lui laisser la voie libre. De plus, chacun des protagonistes est condamné à payer 10 livres d'amende. Dans l'éventualité d'une récidive de leur part, leur prochaine amende sera de 100 livres chacun. Le juge ajoute alors un détail des plus intéressants : il dit à Roussel qu'il devra se pourvoir à l'encontre d'un des fils de Normand, Joseph, qui lui a tué son chien.
L'historien Benjamin Sulte a découvert en 1916 qu'il existe à Pézenas, dans le Languedoc-Roussillon, une sculpture en ronde-bosse d'un chien qui ronge un os. À sa base, une plaque porte un quatrain qui reprend presque mot pour mot celui du chien d'or québécois. Or, Timothée Roussel est né vers 1639 dans la commune de Mauguio, située à 66 km de celle de Pézenas. Il semble donc que vers 1686, Joseph Normand aurait tué le chien de Roussel et que, deux ans plus tard, celui-ci aurait fait placer le bas-relief du chien d'or et son quatrain vengeur sur la façade de sa résidence. Sa mémoire faisant défaut, il a introduit de légères variations dans le texte. Coïncidence? Bien qu'on ne puisse pas prouver hors de tout doute la justesse de cette supposition, il s'agit à ce jour de l'hypothèse la plus vraisemblable expliquant l'origine du bas-relief du chien d'or.
La transformation du Chien d'Or en patrimoine
Le Chien d'Or est le témoin de la transmission, voire de la transposition d'une légende française en terre québécoise. Il a aussi été la source d'inspiration de plusieurs artistes, intellectuels et commerçants : peintre, poète, romancier, librettiste, marchand et historien, qui l'ont largement fait connaître. Leurs œuvres ont non seulement fait naître une légende à propos d'un meurtre auquel il n'était pas mêlé, mais elles ont également contribué à transformer, à tort, l'Hermitage de Charlesbourg en Château Bigot.
Depuis 1829, le Chien d'Or est signalé dans les guides touristiques de Québec. Au fil du temps, une large gamme de produits dérivés ont été vendus en guise de souvenir, reproduisant le célèbre bas-relief sur des supports aussi variés que des cartes postales, des bijoux, de la vaisselle et bien d'autres objets qui lui confèrent une valeur symbolique fort répandue, exprimant la vengeance. Certes, il est aujourd'hui moins connu que le Château Frontenac, situé à deux pas de lui, mais il est présent dans la mémoire et l'imagination depuis plus longtemps que le célèbre hôtel et il constitue toujours un repère dans l'univers touristique de la ville de Québec. Les journaux en ont parlé abondamment. Il a même donné son nom à une rue, une galerie d'art, une taverne, une régate, un bonspiel, une marque de commerce et une maison d'édition. Sa valeur identitaire est donc bien ancrée dans l'histoire et le tissu urbain de Québec, auquel il est indissociablement associé.
Un chien qui demeure mystérieux
Peut-être que le Chien d'Or n'a pas encore révélé tous ses secrets. Que cherchait exactement Timothée Roussel en apposant ce bas-relief sur sa maison? Nous n'en sommes pas encore tout à fait certains. Néanmoins, comme l'écrivait Benjamin Sulte en 1915 : « S'il a voulu faire jaser les Canadiens, il triomphe sur toute la ligne »!
Jean-François
Caron
Historien
Société
historique de Québec
Bibliographie
Besant, Walter, et James Rice, « Le Chien d'or », 'Twas in Trafalgar's Bay and Other Stories, Londres, Chatto & Windus, 1879, p. 315-343.
Casgrain, Philippe-Baby, La maison du Chien-d'Or à Québec, Québec, s. n., 1903, 19 p.
Grenier, Fernand, « L'enseigne du Chien d'or : interprétations, légende et état de la question », dans Jean-Pierre Pichette (dir.), Entre Beauce et Acadie : facettes d'un parcours ethnologique. Études offertes au professeur Jean-Claude Dupont, Québec, Presses de l'Université Laval, 2001, p. 446-458.
Kirby, William, The Golden Dog (Le Chien d'or) : A Romance of the Days of Louis Quinze in Quebec, Boston, L. C. Page, 1897, 624 p.
Kirby, William, Le Chien d'or, Québec, Librairie Garneau, 1926, 2 vol.
Knox, John, The Siege of Quebec and the Campaigns in North America, 1757-1760, Londres, Folio Society, 1976, 319 p.
Le Moine, James MacPherson, Maple Leaves : A Budget of Legendary, Historical, Critical, and Sporting Intelligence, Québec, Hunter, Rose & Co., 1863, 104 p.
Mativat, Daniel, Une dette de sang ou La vengeance de Pierre Philibert, milicien de la Nouvelle-France, Saint-Laurent (Qc), Éditions Pierre Tisseyre, 2003, 322 p.
Normand, Germaine, Fonder foyer en Nouvelle-France : les Normand du Perche, Sainte-Foy (Qc), Éditions MultiMondes, 1999, 296 p.
Roy, Pierre-Georges, « L'histoire vraie du Chien d'or », Les Cahiers des Dix, no 10, 1945, p. 103-168.
Sulte, Benjamin, « Le Chien d'or », Bulletin des recherches historiques, vol. XXI, no 9, septembre 1915, p. 270-273.
Triangle Club of Princeton University, The Golden Dog : A Musical Romance of Old Quebec, Cincinnati, John Church, 1929, 59 p.
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- Le chien d'or: différentes interprétations Le chien d'or a donné lieu à différentes interprétations au fil des ans. L'auteur de l'article propose un tour d'horizon de cinq points de vue, du 18e au 20e siècle (2 pages).